HISTOIRES DE FRONTIÈRES

Histoire de la frontière genevoise, mouvante durant des siècles

Territoire gallo-romain, puis royaume burgonde, la cité de Genève tombe sous l’autorité de ses évêques catholiques lors du Haut Moyen-Âge (an 1030).
Durant ces périodes, les frontières ont été mouvantes, évoluant au gré des conquêtes et des revers des puissances locales. À cette époque, l’Église, les comtes de Genève et les ducs de Savoie s’opposent au sein d’une lutte d’influence permanente pour diriger cette cité prospère, idéalement situé à la croisée des chemins européens. En 1536, la Réforme portée par Calvin marque la fin de cette période catholique. La ville se proclame alors République libre et protestante. Mais les jeux de pouvoir entre les évêques et les seigneurs locaux – dont les ducs de Savoie, qui échoueront à conquérir par la politique ou les armes cette petite république tant convoitée –, ont morcelé un territoire où les espaces genevois et savoyards s’entremêlent, avec une frontière qui évolue selon les avancées militaires ou diplomatiques des uns et des autres. 
En 1754, un premier traité signé à Turin entre la République de Genève et la Savoie permet des échanges de terrains destinés à clarifier une situation frontalière complexe. 
En 1792, l’arrivée de la Révolution française en Savoie, puis à Genève (1798) règle provisoirement le problème, avec l’ensemble de la région qui bascule sous domination française, au sein d’un département du Léman, dont Genève est le chef-lieu. 
Avec le Consulat et l’Empire, cette situation se maintiendra jusqu’en 1813.

En 1536, grâce à Jean Calvin, Genève devient une République libre et protestante. © DR
En 1536, grâce à Jean Calvin, Genève devient une République libre et protestante. © DR 

 

 

En 1815, Genève rejoint la Suisse et stabilise ses frontières

Avec la défaite napoléonienne, Genève a retrouvé son indépendance. Mais ses magistrats, conscients du fait que la Cité de Calvin ne peut plus rester un État isolé, se tournent alors vers leurs anciens alliés suisses pour demander une intégration à la Confédération helvétique. 
Le 19 mai 1815, Genève devient le 22e canton suisse. La situation reste cependant problématique, car le territoire genevois est morcelé et… sans connexion avec la Suisse ! La solution viendra du traité de Turin de 1816 qui avalise la cession d’un certain nombre de communes françaises et savoyardes à la République de Genève, afin de créer un canton doté d’un espace viable et cohérent. Désigné sous le nom de « communes réunies », l’ensemble du territoire annexé représente 13.000 habitants. Six communes – dont Versoix, pour permettre un rattachement de Genève au canton de Vaud et au territoire suisse – sont cédées par la France et vingt-quatre par le royaume de Piémont-Sardaigne. Le traité de Turin crée aussi une petite zone franche autour du nouveau canton, afin d’assurer l’approvisionnement de Genève en matières premières (nourriture et matériaux). En 1860, le rattachement de la Savoie à la France fait de cette nation le seul voisin d’une république genevoise promise à un avenir prospère. Cette histoire complexe de la Cité de Calvin est à l’origine d’un particularisme géographique unique : Genève, petit canton de 283 km², possède 110 km de frontière avec la France et… seulement quatre avec la Suisse !

L’une des bornes délimitant le canton de Genève (Hermance) 
© Wiki Commons - Ludovic Péron

 

Gabelous et contrebandiers, un petit jeu de cache-cache

Liée à la Suisse et aux zones franches, la contrebande fut, entre 1860 et les années 1950, une activité florissante dans le Genevois. Tabac, beurre, café, poivre, lingerie fine, etc., ces produits vendus bon marché en Suisse ou dans la zone, mais fortement taxés en France, font le bonheur des contrebandiers de tous acabits. Idéalement situées entre la frontière suisse et les chemins discrets du Salève, les communes d’Archamps, Bossey et Collonges sont bien sûr concernées par ces trafics divers. 
Parmi les nombreuses affaires relatées dans la presse, il y a en 1905 le cas de deux contrebandiers circulant avec de gros ballots de tabac sur le dos, du côté du pont de Combe, à Archamps. Surpris par les gabelous, ils s’enfuiront en abandonnant leurs ballots sur place. 
Autre affaire, en mai 1934 à Troinex, où deux ouvriers français sont arrêtés avec 55 kilos de beurre de zone danois cachés dans leurs musettes. 
Plus original, en 1937, les douaniers français découvrent 80 000 boîtes de conserves stockées dans un dépôt de Collonges et destinées à être passées en fraude vers la Suisse par Croix-de-Rozon. 
En 1944, c’est un garagiste de Bossey qui se fait pincer à la frontière pour un lucratif trafic d’or, de chronographes et de pierres précieuses entre les deux pays. 
Plus légère, une autre affaire voit en 1951 un automobiliste être arrêté par les douaniers de Collonges avec 900 paires de bas en nylon importées frauduleusement de Suisse. La marchandise était dissimulée dans une cache sous la roue de secours.

Depuis 1860, le Genevois a été le théâtre d’un jeu de cache-cache permanent entre les contrebandiers et les douaniers. © Coll. DE

 

Genève, un refuge pour les Huguenots persécutés en France

En l’an 1598, le roi de France Henri IV signe le fameux édit de Nantes, qui définit les droits des Protestants et met fin aux guerres de religion dans le pays. Par ce texte, les Huguenots sont libres de pratiquer leur culte et considérés comme un corps organisé, avec des garanties juridiques, politiques et militaires. Mais le 18 octobre 1685, Louis XIV signe la révocation de cet édit de Nantes, supprimant ainsi tous les droits précédemment accordés aux Protestants. 
Cette révocation, précédée de persécutions comme les « Dragonnades » – des pratiques consistant à faire loger des Dragons, soldats du roi, chez les Huguenots, ces derniers étant maltraités jusqu’à ce qu’ils abjurent leur foi –, entraîne la démolition des temples et prive la France de 200 000 sujets qui vont émigrer vers la Suisse, l’Allemagne ou l’Afrique du Sud, formant bien souvent les nouvelles élites de ces pays. 
À Genève, 30 000 Huguenots seront accueillis lors des deux vagues d’émigration (la période 1560-1590, puis après la révocation de l’édit de Nantes). Ces réfugiés, venus en grande partie du Dauphiné, des Cévennes et du Languedoc, feront la richesse de la Cité de Calvin dans les domaines de l’horlogerie, de l’industrie textile, de la banque ou du négoce. 
Plus original, ce sont eux qui ont apporté à Genève la culture du cardon. Fierté cantonale, le Cardon épineux argenté de Plainpalais est entré dans l’histoire culinaire suisse en octobre 2003, en devenant le seul légume à bénéficier d’une AOP (appellation d’origine protégée).

Ce sont les Huguenots français qui ont apporté le cardon à Genève, élu « meilleur légume du monde » en 2023 par les Genevois ! © Coll. DE

 

Réfugiés juifs : passer en Suisse, une question de survie

De la prise de pouvoir par Hitler en 1933 à la fin de la guerre en 1945, d’innombrables juifs persécutés ont tenté de trouver refuge en Suisse. 
Autrice d’une thèse très documentée sur le sujet, l’historienne Ruth Fivaz-Silbermann estime qu’environ 16 000 juifs se sont présentés à la frontière franco-suisse durant la Seconde Guerre mondiale. 3000 d’entre eux seront refoulés, une décision à l’origine de la mort en déportation de 400 à 900 juifs. 
Pour aider ces fugitifs, des filières de passages vers la Suisse se mettent en place. Au pied du Salève, l’exfiltration vers Genève est facilitée par des personnes comme Marius Jolivet, curé de Collonges, Jean Weidner, du campus adventiste, ou sœur Neyrand, directrice de l’orphelinat de Collonges, qui bénéficient de la complicité d’un couple de maraîchers de Troinex, Arthur et Jeanne Lavergnat, dont la ferme est située côté suisse, en bordure de la frontière. 

« En 1943, au moment de Noël, Sœur Neyrand invitait les officiers allemands aux représentations théâtrales des enfants et les plaçait aux premiers rangs ! Pendant que les spectateurs profitaient de cette joyeuse ambiance de Noël, les enfants juifs cachés se faufilaient hors de l’orphelinat avec le curé Jolivet. En suivant le ruisseau de l’Arande, à Archamps, le groupe débouchait sur les barbelés de la frontière. Ces derniers franchis, quel soulagement ! Ce jour-là, l’abbé Jolivet a fait passer un groupe de 75 enfants ! », témoignait en 2010 sœur Émilie Brohi, religieuse de l’orphelinat.

Durant la Seconde Guerre mondiale, environ 16 000 réfugiés juifs tenteront de franchir une frontière suisse étroitement surveillée. © DR

Quand la frontière se referme avec le COVID-19

Au cours du XXe siècle, la frontière franco-genevoise fut une barrière bien marquée entre la Suisse et la France. Pour passer d’un pays à l’autre, il fallait se soumettre à des contrôles douaniers réguliers, matérialisés par un « rien à déclarer ? » resté dans les mémoires. 
Puis, avec le développement du phénomène frontalier et des flux quotidiens importants de travailleurs français vers Genève, les contrôles se sont assouplis et la frontière s’est progressivement effacée. 
En 2008, la signature par la Suisse de l’accord de Schengen, qui supprime les contrôles aux frontières pour les citoyens membres de l’Union européenne, accentue encore ce phénomène. Mais en 2020 le réveil sera brutal, avec la pandémie liée au Covid-19 qui voit les États mettre en place des mesures strictes de confinement. 

« Pratiquement du jour au lendemain, les lignes de démarcation entre Genève et la France, qui avaient fini par se fondre dans le paysage et dans nos habitudes comme des lieux de passage un peu obsolètes, se transforment en dispositif de tri des personnes et de verrouillage du territoire », écrit la géographe genevoise Juliet Fall. 

De fait, le moindre petit chemin transfrontalier est barré par des blocs de béton tandis que les douaniers français et les garde-frontières helvètes sont omniprésents sur cette frontière soudainement réapparue. Après trois années dans cette situation étrange, la pandémie prendra fin en mai 2023. Depuis, la vie normale a retrouvé son cours et la frontière sa relative invisibilité... 

Illustration du pont de Chancy issue de Bornées, une histoire illustrée de la frontière de Juliet Fall - édition MétisPresses © Juliet Fall

La zone franche « réserve agricole française » de Genève

Nombre d’habitants d’Archamps, de Bossey ou de Collonges ne savent sans doute pas que leur commune est située dans la zone franche bordant le canton de Genève. 
L’histoire de cette zone, ancienne et complexe, commence en 1816, après la chute de Napoléon. Les traités de Paris et de Turin instaurent autour du canton de Genève une zone franche en territoires français (Pays de Gex) et sarde (de 3 à 10 kilomètres au-delà de la frontière, côté Genevois savoyard) qui garantit la libre circulation des denrées sans taxes de douanes vers la Cité de Calvin et constitue en quelque sorte la « réserve agricole » du nouveau canton. 
En 1860, lors du rattachement de la Savoie à la France, cette zone franche est étendue à 90% de la Haute-Savoie, où les productions peuvent être vendues à Genève sans droits de douanes. Mais dans le cadre du traité de Versailles, la France décide en 1923 de supprimer toutes ses zones franches. Une décision contestée par la Suisse, qui saisit alors la Cour permanente de Justice de la Haye. Cette dernière estime que la zone sarde de 1816 est toujours valide. Comme la France et la Suisse n’arrivent pas à s’entendre, un nouvel arbitrage est demandé. Ce sera « la sentence de Territet », en 1933, qui fixe la base du régime actuel des zones. Le 1er janvier 1934, la « petite zone » est rétablie autour de Genève. 
Ce qui reste aujourd’hui de cette zone franche, c’est avant tout l’importation sans taxe vers la Suisse de produits agricoles issus du territoire zonien français.

Carte de la zone franche. ©Mémoire de Bardonnex

1814, l’année où le Salève a failli devenir à moitié genevois

Saviez-vous qu’en 1814, il s’en est fallu de peu que le Salève, mais aussi le Vuache, les Voirons et le Jura ne deviennent à moitié genevois et suisse ! Et ce grâce à un seul homme, le diplomate genevois Charles Pictet de Rochemont.
Nommé ambassadeur de Genève et de la Suisse lors des grands congrès internationaux (Paris, Vienne, Turin) qui vont redessiner la carte de l’Europe post-napoléonienne, cet homme brillant est apprécié des vainqueurs de la France : l’Autriche, la Prusse, l’Angleterre et la Russie. Le tsar Alexandre lui a même proposé le poste prestigieux de secrétaire général de l’administration des pays conquis. 
Mais Pictet a un autre projet et une grande ambition pour sa ville : unifier Genève et son arrière-pays (le Genevois), avec pour frontières les crètes du Jura, du Vuache, du mont-Sion, du Salève, des Voirons et de la colline de Boisy, d’où elle rejoindrait le Léman à Coudrée (Sciez-sur-Léman). 
Sa proposition est bien accueillie par les grands d’Europe, qui donnent leur accord à ce projet d’un vaste canton de Genève. Fiers de ses acquis, le négociateur tombe de haut lorsque les autorités genevoises et helvètes opposent un refus ferme à ses avancées diplomatiques ! Car ni Genève, qui craint que les protestants ne soient mis en minorité par un afflux de nouveaux « Genevois » catholiques, ni la Suisse, qui redoute la formation d’un grand canton genevois au détriment du Pays de Vaud, n’acceptent cette option qui aurait pourtant donné à Genève un territoire cohérent. 

Charles Pictet de Rochemont, l’homme qui voulait mettre la frontière genevoise
sur les crètes du Salève. © DR

Comment un notable genevois a floué Collonges-sous-Salève

En 1815, le traité de Turin redéfinit les frontières entre le canton de Genève et les terres savoyardes du royaume de Piémont-Sardaigne. 
Un petit jeu où la commune de Collonges-Archamps va perdre du terrain, se voyant obligée de céder le hameau d’Évordes à sa voisine genevoise de Compesières, la frontière entre les deux communes et les deux pays se situant désormais au milieu de la rivière la Drize. 
Mais ce tracé ne plait guère à un notable genevois, Charles Jean-Marc Lullin de Châteauvieux, fâché qu’une partie de son vaste domaine agricole d’Évordes reste en terre savoyarde. Faisant jouer ses relations avec Pictet de Rochemont, il va obtenir que la frontière soit déplacée à la limite de son domaine, le long de l’actuelle route d’Annemasse ! 
Une décision qui fit au passage perdre encore quelques hectares de terrain à Collonges. Détestant Bonaparte, ce même Lullin avait fait ériger sur ses terres « collongeoises » un petit monument dédié à la gloire de la Suisse, de Genève et de leurs illustres alliés. 
Il avait également fait planter à côté du monument un chêne à l’envers, les branches dans la terre et les racines en l’air ! Sur le tronc de cet arbre, un panneau indiquait : « quand ce chêne reverdira, Napoléon en France reviendra. » 
L’amusante conclusion de cette histoire revient à des jeunes gens de Collonges qui ont déposé de la terre et des graines sur les racines de l’arbre. Au final, Napoléon n’est pas revenu, mais au printemps suivant, le chêne avait reverdi ! 

Carte de la frontière sud de Bardonnex © Mémoire de Bardonnex

Quand Carouge accusait Collonges de lui voler l'eau du Salève

En 1895, pour alimenter son réseau d’adduction d’eau potable, la commune de Collonges installe des captages sur les sources du Coin, au pied du Salève. Ces travaux provoquent la colère de la ville de Carouge (canton de Genève), car ces sources sont à l’origine de la Drize, rivière qui alimente le canal construit en 1784 au cœur de la cité sarde pour fournir l’énergie hydraulique vitale aux fabriques de la ville (minoteries, faïenceries, tanneries, etc.). 
Aucun arrangement à l’amiable n’étant possible, les communes de Carouge et de Troinex, dont plusieurs moulins sont alimentés par la Drize, déposent plainte contre Collonges, en janvier 1897 auprès du juge de paix de Saint-Julien-en-Genevois, qui se déclarera incompétent trois mois plus tard. 
L’affaire est alors portée devant le Tribunal civil de première instance de Saint-Julien. Cette fois, aux côtés de Carouge et Troinex s’ajoute un nouveau plaignant, l’État de Genève ! En face, François Blanc, le maire de Collonges, peut compter sur le soutien du ministre de l’Intérieur, Louis Barthou ! 
En mars 1898, le Tribunal civil de Saint-Julien déclare la plainte suisse non fondée en fait et en droit, s’appuyant notamment sur un jugement de 1861 qui déboutait les usiniers de Carouge face à un citoyen d’Archamps qui avait capté une autre source du Salève. 
En fait, c’est surtout la création d’une frontière, en 1860 entre Carouge et la source d’approvisionnement de son canal, désormais située en France, qui a été déterminante dans ce jugement.

Légende

 

 

Textes de Dominique Ernst, réalisés dans le cadre de l’événement "Histoires de Frontières".

 

Présentation vidéo de "Histoires de Frontières"

Diaporama photos du 25 mai 2025 :